PREMIER CHAPITRE

09/05/2014 18:19

Le premier pas


Ouvrons notre récit à l'instant précis où Coline arriva dans le pays de ses cousins. Le décalage horaire ne se faisait pas encore sentir. Depuis la veille, du couloir d'embarquement à la passerelle de l'avion, tout lui semblait irréel, elle avait enfin osé franchir le pas. Elle était libre et pourtant, ne plus répondre de ses faits et gestes lui paraissait invraisemblable : toute son enfance et son adolescence avaient été régies par des codes d'obéissance ; aujourd'hui, elle n'avait plus à rendre de comptes à qui que ce soit. Et elle aurait du mal, elle le savait, à se débarrasser de ce sentiment d'abandon. Plus rien ne la retenait chez elle, la disparition tragique de ses parents adoptifs dans un accident de voiture avait fait d'elle une orpheline pour la deuxième fois. Fille unique, à présent majeure, elle n'avait plus personne, aucune autre famille à laquelle se rattacher dans cette ville minière du Nord.

Comment se faisait-il que l'on apprenne toujours la vérité dans les moments les plus douloureux de notre vie ? C'est ce que regrette Coline en revenant du cimetière le jour de l'enterrement de ses parents. Aux yeux de la loi, ils n'étaient que des parents d'accueil, mais elle n'avait eu aucun mal à s'adapter à eux, très vite après leur avoir été confiée. Ce fut à elle qu'incomba le devoir d'organiser leurs obsèques, de ranger tous leurs documents administratifs, ils étaient eux aussi orphelins.

Elle voulait tourner la page. Les vaccins obligatoires, l'effervescence d'un nouveau départ avaient occulté chez elle toute nostalgie. La voilà, au bout de ce grand soufflet, devant la porte de l'appareil ; elle s'était laissée guider par l'hôtesse de l'air jusqu'à son fauteuil. Le voyage allait durer dix heures et couvrir les 9 000 kilomètres qui la séparaient de son but. Le survol de l'océan Indien lui offrit la magie du bleu outremer, belle récompense après tout ce temps passé dans l'avion, entrecoupé d'escales africaines de nuit, qui lui permirent tout juste de se dégourdir les jambes dans les salons de transit. Arrivée à l'aéroport, les formalités de douane accomplies, elle emprunta la navette qui devait la mener dans la capitale de celle que l'on appelle l'île rouge : Madagascar. À l'hôtel, le réceptionniste lui confirma sa réservation et lui remit la clé de son studio ; il était en tous points identique à celui présenté sur le site internet. Une fois la porte franchie, un couloir desservait à droite une salle d'eau ; en face, la pièce à vivre était meublée d'un fauteuil et d'une table basse en rotin, un petit bar-frigo offrait quelques rafraîchissements et, en cadeau de bienvenue, une corbeille de fruits exotiques. Au fond, dans un renfoncement, une alcôve. Elle ne vit pas l'utilité de défaire son bagage, juste le nécessaire de toilette et ses vêtements de rechange ; un service blanchisserie était, par ailleurs, à la disposition des clients. Le lendemain, jour du grand marché hebdomadaire, Coline se glissa avec curiosité au milieu de cette foule bigarrée, découvrit avec étonnement les étals à même le sol, donnant une impression d'aimable fouillis : artisanat local tel que des chapeaux de paille, des nattes en raphia, des étoles brodées. Plus loin, sous les arcades, dans des échoppes coincées entre deux enseignes officielles, des paniers de muffins, d'amuse-bouche assaisonnés de safran et de piment, les letchis vendus par grappes de dix, des régimes de bananes vertes recouverts de papier journal pour en retarder le mûrissement, et puis ces cacahuètes, improprement appelées pistaches, à cinq centimes la mesure d'une boîte de conserve. Et tous ces fruits en pyramide dont les couleurs éclataient sous le soleil ! Ils étourdissaient Coline, peu habituée à ces débordements de joie de vivre. Elle regretta de ne pas avoir pensé à acheter un appareil photo pour immortaliser ses premières impressions, mais il n'était pas dans ses habitudes de se rattacher à des souvenirs, fussent-ils les plus beaux. Un peu plus loin, à l'orée de la ville, le marché couvert. C'était le domaine des petites mains : le chatoiement des étoffes de satin, de soie et de coton aux pigments vifs, le déchirement sec des tissus débités au mètre, le crépitement des machines à coudre à pédales (manœuvrées activement par des pieds nus, nerveux) qui confectionnaient à la demande n'importe quel vêtement d'apparat ou bien pour toutes les occasions. On se serait presque cru dans la tour de Babel : les dialectes qui s'entrechoquaient, se répondaient et se comprenaient, tout ça dans un joyeux charivari où l'on n'oubliait pas de marchander ! Cette courte récréation lui permit de se faire une idée du monde dans lequel désormais elle allait évoluer, mais elle ne s'attendait pas du tout aux
conditions de sa nouvelle vie. Le surlendemain, elle embarqua dans un taxi-brousse, moyen de transport local qui ne manquait pas d'exotisme : ce périple lui rappelait les célèbres dessins de Dubout : habitacle prévu pour une trentaine de voyageurs, alors que par extraordinaire, on arrivait à en caser presque le double ; bagages sur le toit, amarrés par une grande bâche et une solide corde.

Les animaux de basse-cour dans ces véhicules typiques faisaient toujours partie du voyage, coincés entre les pieds nus des passagers, dont les orteils retenaient les sangles censées les maintenir prisonniers. Coline n'avait pas de peine à rassembler ses affaires qui se résumaient en ce sac de randonnée qu'elle traînait depuis plusieurs années, rompue aux bivouacs et autres pérégrinations ; ses séjours dans des foyers d'accueil lui avaient définitivement transmis ce besoin viscéral de liberté. Ses parents adoptifs avaient compris et accepté cet esprit indépendant ; il n'aurait servi à rien de la tenir enfermée dans un carcan qu'elle ne supportait pas, ses premières fugues les avaient confortés dans cette idée. À aucun moment, ils n'eurent à regretter la confiance qu'ils mirent en Coline, elle respecta quant à elle une discipline qui lui laissait une certaine autonomie.

Le taxi-brousse arriva enfin sans encombre à destination, ce petit village qui allait désormais être le sien, berceau de sa famille métissée. Au fond d'un parc sans barrière, la bâtisse qu'elle découvrit avait cette allure fière qui caractérisait les maisons coloniales : une véranda en bois courait le long de la façade du premier étage, mur percé par une porte en son milieu et, de part et d'autre, de grandes fenêtres ouvrant sur des chambres.



Chimère(s)   182 PAGES  16€

ISBN 978 2 36728 019 6 Editeur

Editeur : Les Plumes d'Ocris à MELUN